Paris sportifs : comment les opérateurs bloquent les joueurs gagnants
Alors que les publicités incitant à miser sur l’Euro de foot foisonnent, les sites de paris sportifs bloquent ou limitent les mises des joueurs à succès, en toute illégalité.
Avec l'Euro, les publicités pour les paris sportifs se sont multipliées, comme souvent à l'approche d'événements sportifs majeurs. (Baptiste Roman/Hans Lucas. AFP)
par Julien Lecot
publié le 2 juillet 2021 à 7h51
Impossible de les rater. En attendant patiemment sur le quai du métro ou à un arrêt de bus, sur des panneaux d’affichage XXL ou entre deux émissions à la télévision, les publicités pour les sites de paris en ligne sont partout, Euro oblige. S’adressant aux jeunes et reprenant les codes des quartiers populaires, elles laissent miroiter aux connaisseurs de foot l’appât du gain à bout de smartphone. Winamax invite à «mettre la daronne à l’abri» en remportant ses pronostics, quand Betclic propose de «basculer dans le game» en pariant. Et la propagande marche : plus de 2,2 milliards d’euros ont été misés en France au premier trimestre. Un record depuis l’ouverture à la concurrence des jeux d’argent en ligne qui devrait être battu dès cet été, dans le sillage des grandes compétitions sportives.
Pourtant, selon les informations récoltées par Libération, derrière ces publicités attrayantes se cache une réalité beaucoup plus sombre. En interne, la plupart des opérateurs de paris sportifs s’organisent pour limiter les joueurs gagnants, allant jusqu’à les empêcher de parier pour ne pas qu’ils remportent le gros lot. Les perdants sont, au contraire, incités à jouer toujours plus, quitte à s’endetter.
Ces limitations, Rémy en fait les frais depuis plusieurs années. Orthodontiste, il a pris l’habitude de miser régulièrement sur différents événements sportifs pendant son temps libre, pour «consommer différemment le sport, avec une adrénaline supplémentaire». Fan de cyclisme depuis toujours, il enchaîne quelques bons coups en misant sur certains coureurs, au point de se faire un petit complément de salaire. «Mais dès que j’ai commencé à faire un peu plus de 1 000 euros de bénéfices net, j’ai été limité. On a commencé à me refuser des paris et c’est devenu presque impossible de gagner de l’argent», souffle-t-il, frustré de ne pas pouvoir jouer comme il le souhaiterait. Sur certains sites, ses mises sont désormais limitées à quelques euros, au contraire de plusieurs de ses amis, moins en réussite, qui peuvent parier des montants bien supérieurs sans restriction.
Brider les gagnants
Comme Rémy, ils sont des dizaines sur les réseaux sociaux et forums en ligne à se plaindre de l’attitude des opérateurs de paris sportifs. «C’est un peu le Far West ici, on a l’impression d’être contre une mafia contre laquelle on ne peut rien faire, s’énerve l’un d’entre eux, contacté par Libération. Vous avez le droit de gagner si vous faites n’importe quoi et que vous avez de la chance, car les sites savent qu’à long terme, vous ne serez pas rentable. Mais si vous réfléchissez et jouez intelligemment, on vous restreint.»
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Pendant plusieurs années, Robin (1) a travaillé comme «trader» chez Winamax. C’est lui qui, penché sur un ordinateur, s’occupait de fixer les cotes, de définir les favoris… et de brider les joueurs gagnants. Il décrit un système bien huilé, dans lequel les parieurs sont classés de A à E, en fonction de leurs résultats, avec pour chaque catégorie une limitation particulière : «A, c’étaient les pigeons, ceux qui perdaient de l’argent, qu’on traitait plutôt très bien et qu’on laissait parier comme ils voulaient. Et E, les sharks [requins en anglais, ndlr], ceux qui gagnaient de l’argent et dont il fallait se méfier. A chaque fois que l’un d’eux faisait un pari, l’écran clignotait et on devait le valider manuellement. La plupart du temps, on le refusait.» Selon lui, quelques centaines de joueurs tout au plus appartenaient à la catégorie E, signe de la difficulté d’être rentable face aux «bookmakers», terme utilisé dans le milieu pour parler des opérateurs. Toujours en contact avec des salariés de l’entreprise, il assure que ce système de notation et les limitations imposées aux joueurs gagnants sont encore en vigueur.
Aujourd’hui loin du monde des paris sportifs, Robin voit d’un mauvais œil les publicités qui pullulent en marge de chaque grande compétition sportive, laissant entendre que tout le monde peut, avec un peu d’analyses et de connaissances, faire des bénéfices en pariant. «Mon boss m’avait dit une phrase qui m’a marquée : “Les joueurs forts ou gagnants, on n’en veut pas. Qu’ils aillent jouer ailleurs s’ils veulent, mais pas chez nous.” Pourtant, Winamax continue en toute impunité de faire des pubs qui s’adressent aux 99,9% de perdants, aux pigeons, en leur faisant croire qu’ils font partie des 0,1% qui s’en sortent bien.» Contacté par Libération, Winamax n’a pas souhaité «prendre la parole sur le sujet».
Le Conseil d’Etat tranche
L’entreprise ne se cache pourtant pas de mettre en place ces limitations. Il est ainsi écrit dans les conditions générales d’utilisation du site que Winamax «se réserve le droit de fixer des limites de mises différentes en fonction du type de match ou de pari, du profil du joueur et de ses comportements de jeu». L’Autorité nationale des jeux (ANJ), chargée de réguler les jeux d’argent en ligne en France, a pourtant dénoncé à plusieurs reprises ces dernières années cette pratique discriminatoire. L’institution se base sur le code de la consommation, qu’elle estime légitime en matière de jeux d’argent, et qui interdit «de refuser à un consommateur la vente d’un produit ou la prestation d’un service», sauf «motif légitime» et à condition de le prouver. En mars, après un long processus juridique, le Conseil d’Etat a tranché, confirmant que le code de la consommation était bien applicable en matière de jeux d’argent, et déboutant par la même occasion les opérateurs de paris sportifs qui s’y opposaient.
Une décision logique pour Matthieu Escande, avocat spécialisé dans le domaine, qui marque une avancée majeure, permettant aujourd’hui d’assimiler ces limitations à du refus de vente. «Cette pratique, qui persiste encore aujourd’hui, est tout simplement scandaleuse», dénonce le juriste, assurant avoir été saisi pour plus d’un millier de litiges contre les opérateurs, dont une centaine rien que pour les limitations. «C’est comme si vous alliez au supermarché, que vous preniez 20 paquets de bonbons, et qu’à la caisse on vous expliquait que comme vous avez l’air de faire 150 kg, vous avez déjà assez profité et donc par prévention, vous ne pouvez en prendre qu’un.»
Dans la pratique pourtant, la décision du Conseil d’Etat n’a rien changé. La quasi-totalité des opérateurs a mis en place depuis des années un système similaire à celui de Winamax et continue de l’utiliser. Chez Unibet, autre poids lourd du marché des paris sportifs, les joueurs ne sont pas classés par lettres mais par couleurs en fonction de la dangerosité qu’ils représentent pour l’opérateur, selon Paul (1), un ancien «trader» de l’entreprise joint par Libération. «On pouvait réduire jusqu’à 100 ou 200 fois la mise maximale d’un client qui remportait régulièrement ses paris par rapport à un joueur normal. Aujourd’hui, je ne connais pas un seul opérateur en ligne qui n’a pas recours à ce genre de limitation», détaille-t-il. En réponse aux sollicitations de Libération, Unibet assure que «toutes les conditions que nous appliquons sont disponibles de manière claire et transparente dans notre règlement de paris sportifs, conformément à la précision apportée par le Conseil d’Etat dans l’arrêt du 24 mars 2021», sans pour autant nier avoir recours à un classement en fonction de la rentabilité des parieurs.
«On augmentait même les capacités de parier des perdants»
Frustrés, les joueurs concernés sont obligés de créer des comptes sous l’identité de leurs proches pour continuer de jouer. «J’arrive à contourner les limitations en jouant sous le nom de mon fils. J’avais déjà utilisé celui de ma femme, mais j’ai fini là aussi par être limité», raconte Alain, parieur de longue date. Pour justifier ces restrictions, les sites de paris en ligne invoquent régulièrement des soupçons de fraude et surtout les risques d’addiction, expliquant fermer ou restreindre les comptes des joueurs pour les protéger d’une accoutumance aux paris.
Paradoxalement, les perdants, véritable gagne-pain des opérateurs et théoriquement beaucoup plus à même de se mettre en danger financièrement à force de jouer, sont, eux, inciter à parier. «Chez Parions Sport, on m’a chargé d’animer une soirée avec nos plus gros joueurs, ceux qui perdaient le plus d’argent, dans laquelle on offrait des maillots, des paris gratuits ou encore des places pour des matchs. L’objectif, c’était qu’ils continuent de jouer chez nous encore et encore, raconte Victor (1), ancien trader de la filiale de la Française des jeux. Un gros perdant peut perdre plusieurs milliers d’euros par mois. De temps en temps, les opérateurs en appellent certains pour les inciter à se faire aider, juste pour dire qu’ils font attention à l’addiction, mais ça représente un client sur… beaucoup !» Des pratiques auxquelles s’adonneraient aussi d’autres sites concurrents : «Parfois, on augmentait même les capacités de parier des perdants pour qu’ils perdent encore plus», se souvient Paul de chez Unibet. Interrogé par Libération, Unibet n’a pas souhaité s’exprimer sur le sujet. Parions Sport assure pour sa part avoir «des programmes qui nous permettent de récompenser nos joueurs les plus fidèles, qu’ils soient perdants ou gagnants».
«J’ai régulièrement des joueurs addicts qui me contactent, qui ont perdu de grosses sommes chez les opérateurs et qui pourtant n’ont jamais eu aucune restriction», dénonce Matthieu Escande. L’avocat cite un litige qui l’oppose à un opérateur depuis plusieurs années, symbole selon lui de l’hypocrisie des sites de paris sportifs. L’un de ses clients a ainsi pu ouvrir plus de dix comptes sous la même pièce d’identité, «malgré ses déclarations d’addiction répétitives». Loin du rôle bienveillant de prévention contre l’addiction que revendiquent les sites de paris sportifs en limitant les joueurs gagnants.
(1) Les prénoms ont été modifiés.